Dans le champ culturel, on parle du “spectacle vivant ». Comment, avec une musique du passé, produire une musique vivante, aujourd’hui?
Musique et présence
Que se passe-t-il quand le chant est entendu ‘pour de vrai’? Quand on le voit se faire, de tout près ? L’existence du mot musique live acte que, depuis 60 ans environ, notre rapport à la musique s’est transformé : pour écouter de la musique,
être en présence des musiciens est accessoire. Ecouter en live – a fortiori, de la musique acoustique, sans amplification – est devenu exceptionnel dans nos vies. La musique enregistrée, notre compagne quotidienne, se joue du contexte. Elle l’efface, même, se fait barrière contre l’agression du bruit, des transports. Elle peut être convoquée à tout moment, pour la durée de notre choix. La musique live, musique en vie, quant à elle, est limitée dans le temps et l’espace. Elle autorise la variation. Elle exalte la fragilité, l’unicité de l’instant. En somme, pour le musicien, jouer live et acoustique est devenu un acte esthétique. C’est une prise de risque en temps réel. L’auditeur est témoin de ce mouvement à chaud. Au lieu d’une musique dont on use, on peut alors découvrir une musique que l’on accueille- une fois place faite en soi pour l’Écoute.
Pour en finir avec la musique ancienne
N’est-ce pas étrange d’avoir l’ambition de produire une musique vivante avec de la musique ancienne? J’emprunte au livre The End of Early Music de Bruce Haynes (Pour en finir avec la musique ancienne) ce titre qui nous interroge.
La musique « ancienne » fut, de son temps, une musique très “présente”. Dans le système social d’Ancien Régime, c’est un produit de consommation quotidien: elle se périme aussi bien. Aucun compositeur, sauf exception, n’ambitionne de voir sa musique jouée plus de trente ans après sa mort. C’est une musique créée située, en réponse à des besoins précis : un lieu, une fonction, une cérémonie, des interprètes particuliers…Enfin, tout n’y est pas écrit ni fixé. L’improvisation, l’art de la diminution et de l’ornement, engagent le chanteur. Loin de se limiter à l’exécution, la fonction d’interprète comprend de façon courante l’écriture et la composition.Si nous renouons avec une musique du passé, ce n’est pas pour retrouver la mémoire. C’est bien pour une visite en “terre étrange”. Se frotter à la logique qui a présidé à sa création.On ne peut faire de cette musique celle du présent chronologique ; mais on peut en faire une musique pratiquée “en présence”. C’est ce que défend Haynes, en encourageant notamment les interprètes à renouer avec la composition.C’est ce qu’on peut défendre en choisissant un cadre esthétique qui fasse courir un risque. On y retrouve ce goût de fragilité, d’intensité, d’éphémère.
» Il s’agit, en un mot, de favoriser l’émergence de systèmes de sociabilité provoquant des effets équivalents à ceux des sociétés de cour ou des salons qui nous inspirent… «
Musique en présence
Pour créer de la Présence, on lance des coups de sonde vers le passé, non en paléographe, mais en explorateur. Cette dynamique d’inspiration est exaltée, en poésie, par les Anciens : c’est la nekyia, descente aux Enfers suivie d’une remontée créatrice. Orphée en est l’emblème le plus fameux, héros du premier opéra, patron symbolique des poètes et des musiciens.
A partir d’une intuition, celle que cette musique a quelque chose à dire pour notre temps, à partir de la résolution de ne pas céder au conservatisme, il s’agit de défendre une posture d’interprète, à la fois informé, et audacieux. On pourrait l’appeler « interprète historiquement informé, socialement engagé. » (voir article: « HIP/SCP, Pratique Historiquement Informée, Socialement Consciente »).
Une attitude de présence nécessite beaucoup de recherche, de technique, d’expérimentations. Pour le chanteur, cela implique par exemple un rapport très intime à un texte éloigné de sa culture. Un rapport à des techniques de chant variées, un art de l’ornementation et de l’interprétation non fixé par la tradition. Le travail d’ un sens théâtral de l’espace et du contact humain – la “bienséance” des Anciens. Cela implique aussi, à mon sens, le rapport à des publics non avertis; un rapport à la transmission, notamment auprès des enfants, les premiers étonnés. Une certaine mobilité dans les espaces de jeu – sortir de la salle de concert contemporaine. Il s’agit, en un mot, de favoriser l’émergence de systèmes de sociabilité provoquant des effets équivalents à ceux des sociétés de cour ou des salons qui nous inspirent…
Alors la pratique de la musique ancienne peut prendre du sens, aux côtés des musiques “actuelles” et “contemporaine”. A travers elle, c’est tout un patrimoine qui peut être remis en vie, bâtiments, héritage artistique, patrimoine philosophique et spirituel…