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Cette cantate de J.S. Bach a été jouée pour la première fois à Leipzig , le 6 janvier 1725. Bach est dans la deuxième année de ses fonctions de Cantor de la ville, et poursuit son grand projet: pendant 4 ans, écrire une nouvelle cantate pour chaque occasion liturgique. Pendant la période de Noël, riche en fêtes, le rythme s’accélère: en 14 jours, il aura écrit, recopié, fait répéter et dirigé sept nouvelles œuvres. C’est au bout de cette période éprouvante qu’arrive la fête de l’Epiphanie.

Les Rois Mages sont les personnages très populaires de cette fête. Dans de nombreux pays, comme l’Espagne, ce sont eux qui apportent les cadeaux aux enfants; on les célèbre par des défilés et des pantomimes. A l’Epiphanie 1724, Bach les mettait en scène, dans une cantate exubérante et pleine de couleurs instrumentales exotiques. L’année suivante, tout en gardant une couleur pastorale de la Nativité dans le choeur d’ouverture de la cantate BWV 123, le focus choisi est différent: le personnage principal sera le Christ lui-même, « Herzog der Frommen », le Roi des justes. On s’adresse à lui à la première personne, dans une atmosphère recueillie et intérieure, un face à face. L’Epiphanie prend son sens de fête de la Révélation, de l’apparition lumineuse d’un roi à la royauté sans trône.

Je vous propose d’écouter le chœur d’ouverture de cette cantate, avec quelques commentaires.

Ecouter la musique

Tout le choeur d’ouverture développe un choral, c’est à dire un chant commun liturgique de la communauté protestante. Celui-ci, dit « cantique de la Croix et de la consolation », a été composé par le poète Ahasverus Fritsch, sur une mélodie de Johann Rudolf Ahle. Ce matériau simple est amplifié, d’abord par un orchestre, très plein et riche de timbres. Une paire de flûte traverso et une paire de hautbois d’amour lui donnent une couleur douce et fruitée, rappelant l’adoration des bergers. L’ensemble est un rythme de danse ternaire, évoquant une contredanse ancienne. L’orchestre à cordes soutient en continu un bariolage de croches, comme un mouvement perpétuel. La structure, harmonique, de marche et la circulation des motifs musicaux alimentent une impression de flux, d’auto-engendrement. Ces moyens expressifs renvoient sans doute au grand thème de l’épiphanie: le rassemblement depuis les extrémités de la terre, afflux continu de visiteurs et de cadeaux vers une Jérusalem mystique et renouvelée: « les richesses de la mer afflueront vers toi… » (Isaïe, 60, 1-6). Cette continuité se retrouve au sein de l’orchestre de lui-même: les instruments se passent le relais, énonçant chacun leur tour le premier motif musical du choral, sur trois noires pointées : d’abord hautbois et basse, puis flûtes, puis les cordes, puis les voix qui y énoncent les paroles. Les mouvements entre les instruments sont riches de parallèles de tierces et de sixtes, ce qui procure une atmosphère chantante, fluide et douce.

Dans ce tissu orchestral très vivant, évolutif, le chant du choral en séquences courtes paraît beaucoup plus « carré », dégageant son parfum de chant liturgique populaire et ancien. Les phrases du texte ne sont pas énoncées avec une logique syntaxique, mais en deux parties, intercalées par des ritournelles orchestrales. Le plan du chœur entier est simple: ritournelle/A1/ritournelle/A2/transition/B/ritournelle.

C’est comme si la voix ancienne et polyphonique du choral venait se poser, se tisser dans le mouvement, le perpetuum mobile fleuri de l’orchestre.

Un moment tout particulièrement impressionnant et expressif arrive avec le B, sur les mots « Nichts kann auf Erden » (Rien sur cette terre). La basse change, et on a une écriture « sur pédale », c’est-à-dire sur une seule note harmonique, ici sur un petit motif de croches répétés, qui sera repris par les différents instruments. Cette écriture produit des dissonances harmoniques, des « frictions », qui, à ce moment précis, créent une atmosphère métaphysique. Bach crée un accent volontaire sur un aspect inattendu du texte, « Rien sur la terre », qui évoque la phrase de Jésus dans l’évangile de Jean (18,36) : « ma royauté n’est pas de ce monde ». Un traitement musical spectaculaire qui préfigure l’écriture romantique.

J.E. Gardiner, dans son livre consacré à Bach, « Musique au château du ciel » qui analyse de nombreuses cantates, admire dans celle-ci un charme « mendelssohnien ». Beaucoup de commentateurs soulignent que ce premier choeur s’imprime durablement dans la mémoire, et dans la mémoire affective. Sans doute, l’utilisation du choral, marqueur de la culture commune protestante allemande, et si important dans la musique romantique postérieure, y est pour quelque chose. Aussi, certainement, la tonalité choisie de si mineur, tonalité de la Messe en Si – surprenante, sans doute, pour la joyeuse fête des Rois. C’est que, chez Bach, l’incarnation est toujours immédiatement liée au sacrifice à venir. Le regret poignant et prémonitoire de la Passion vient au cœur même du chant d’amour des peuples assemblés autour de la crèche. Les deux airs suivants de la cantate développeront cette idée, particulièrement le deuxième, air de basse où la douceur de la flûte s’affaire avec tendresse au chevet de l’humanité la plus solitaire et la plus désespérée.

*Illustration : Leonaert Bramer, Les Rois Mages en route vers Bethléem, Hollande, circa 1640.

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