« Je suis le bon Pasteur: le bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis »
Evangile de Jean, X, 11
Leipzig, dimanche 15 avril 1725. En lisant le titre de la cantate du jour sur les livrets distribués à l’entrée, les paroissiens de Saint-Thomas manifestent un certain soulagement. Depuis un an, leurs sens étaient mis à rude épreuve par la musique exigeante de leur nouveau Kantor, qui déployait chaque semaine et pour toutes les fêtes, malgré toutes les injonctions possibles à la sobriété, une virtuosité contrapuntique et expressive pour le moins décoiffantes. Quinze jours auparavant, les deux heures de la Passion selon Saint Jean, certes déjà remaniée, à leur demande, mais à l’exigence néanmoins inévitable, les avaient laissés, pour les uns bouleversés, pour les autres, simplement épuisés.
“Ich bin ein Guter Hirt”, “Je suis le bon pasteur”. Le bon berger, une des allégories les plus populaires par laquelle se désigne Jésus dans les Evangiles, qui a donné lieu à ses représentations iconographiques les plus douces et familières. Voilà qui se montrait rassurant. Les codes de l’Arcadie musicale étant bien fixés alors, On savait à quoi s’attendre: des hautbois, des rythmes de sicilienne, le tout dans un style fluide, mélodique et simple, que l’on appellerait bientôt “style galant”- propice à de tranquilles attendrissements.
On peut facilement l’imaginer: le voyage a été plus loin que prévu. Tout en répondant à ces attentes de départ, J.S. Bach insuffle dans cette cantate du dimanche “Misericordias domini”, le 2e après Pâques un mouvement intense et une dramaturgie pascale.
Je vous propose un parcours dans les trois airs qui jalonnent cette œuvre: un air de basse, un air d’alto, et un air de ténor. Pour en profiter, je vous conseille d’écouter avec texte et traduction sous les yeux. Vous les trouverez en cliquant sur ce lien.
1. “Ich bin ein guter Hirt” – air de basse – écouter la musique
Pas de chœur dans cette cantate: on nous propose, dans les deux premiers airs, un face à face intime du berger à la brebis. En revanche, tous les numéros sont introduits par une ample pièce instrumentale, ou sinfonia, répétée intégralement à la fin. L’orchestre déploie de belles couleurs, avec une paire de hautbois, attendus il est vrai, mais aussi un violoncelle piccolo, instrument plus rare, qui donnera sa couleur au deuxième air.
Le hautbois, comme de droit, entame le premier son. Pour qui s’attendait à reposer sur les frais gazons, c’est la surprise: sa première note, longue, expressive, nous introduit dans le climat “obscur et triste” de do mineur. La deuxième partie de sa phrase lyrique, en contretemps, est une cascade descendante sur une sixte mineure, où broderie et appogiature créent des intervalles douloureux dans la ligne. Son caractère est poignant, et pour cause: à l’entrée de la voix, nous comprendrons que ce motif correspond aux mots “Lässt dein Leben”, “donne sa vie”. Cet élément musical est celui qui circulera le plus entre les voix du contrepoint, et sera développé tout au long de l’air. Il traduit l’épanchement généreux et douloureux du sacrifice, comme un don éternellement re-proposé.
Que se passe-t-il, simultanément, à la basse? Un motif de broderie, suivi d’une remontée dynamique de tierce majeure en rythmes pointés et triés, révélera par la suite les mots “Ich bin ein guter Hirt”. Nous avons dans ce début d’oeuvre l’illustration d’un des plus puissants ressorts dramaturgiques de la musique: la superposition de deux idées, présentées de manière consubstantielle. Le bon Pasteur (“Ich bin ein Guter Hirt”, à la basse) est celui qui donne sa vie (“Lässt dein Leben”, au hautbois). L’un ne va pas sans l’autre. L’idée va encore plus loin: à plusieurs reprises au cours de l’air, le motif de basse sur les premiers temps de la mesure semblera “déclencher” rythmiquement le motif du don, en contretemps.
La voix de basse, avec ce texte à la 1ere personne, prend toute sa force symbolique de vox Christi: c’est le Pasteur, Jésus lui-même qui parle, ce qui justifie aussi la solennité de ce mouvement. A l’entrée du chant, l’harmonie voyage par marches modulantes: fa mineur, couleurs de Mi bémol, Si bémol, La bémol Majeur; puis une deuxième partie vocale développe le même matériau en sol mineur. Quand on attend de “se poser”, il y a souvent ce qu’on appelle une cadence rompue: le mouvement qui devait finir,repart de façon inattendue. Chaque partie vocale se termine par ce qu’on appelle une “cadence” soliste, où la voix s’exprime en vocalises variées sur des variations du motif initial.
Avec ce premier air, nous comprenons que nous sommes encore loin d’arriver au pâturage. Il y a du mouvement: mouvement du sacrifice, mouvement du don, mouvement d’un berger qui s’engage en permanence vers son troupeau.
2. “Jesus ist ein guter Hirt” – air d’alto – écouter la musique
Dans ce deuxième air, l’orchestre s’efface pour révéler un trio intimiste: alto soliste, violoncelle piccolo concertant et basse continue. Le texte procède à un renversement de point de vue: énoncé à la 1ere personne du singulier dans le premier air, il est développé ici par une brebis-témoin à la 3e personne du singulier : “Jésus est un Bon Pasteur, il a donné sa vie pour ses brebis.”
Le violoncelle piccolo est un “chaînon manquant” de l’orchestre. Avec sa caisse plus petite, et parfois cinq cordes, il couvre une tessiture intermédiaire entre les basses et les alti, comme la quinte de violon de Lully. Serait-il l’illustration du pasteur lui-même, ou, a minima, du chien de berger qui, de ses constants allers et retours, rassemble le troupeau? Gardiner semble aller dans ce sens, quand il écrit, à propos de cet air : “Avec cette sonorité de mantra, tout agneau se sentirait protégé en toute confiance de l’ennemi – fût-il loup, renard, ou humain.” ( J.E. Gardiner, Musique au château du ciel, p. 419.)
En effet, la sinfonia introductive, véritable sonate soliste pour violoncelle piccolo et basse continue, nous entraîne dans un mouvement actif et ininterrompu. Une ligne instrumentale virtuose en arpèges brisés joue nettement le rôle guide, d’un bout à l’autre de l’air, cédant en nuance pour permettre à la voix d’être audible, mais sans passer un instant en fonction d’accompagnement.
Ce choix est une illustration du caractère nécessaire des instruments voulus par Bach et de sa connaissance technique du jeu instrumental. Cette ligne contiendrait tout le matériau nécessaire à un caractère lyrique dramatique, ce qu’aurait pu accentuer un instrument à vent, par exemple. Mais ici, la tonicité demandée par le jeu, le voyage de l’archet entre les cordes, et le timbre de l’instrument y ajoutent une énergie affirmative. Le drame n’est pas gommé, mais le focus est dirigé vers ce mouvement actif. Il y a comme une présence infatigable qui est à l’œuvre. Celle du Berger?
3. “Seht, was die Liebe tut “ – air de ténor – écouter la musique
Ce troisième air est peut-être celui qui répond le plus au cahier des charges du pastoralisme et du style galant. A l’ouverture, on ressent un net effet de soulagement: les cieux s’ouvrent. Un sourire s’imprime irrésistiblement au coin des lèvres. Place à une candeur éclairée par la conscience et la gratitude.
Cet apaisement nous est donné par le rythme ternaire de berceuse, une ligne sereine, des guirlandes d’intervalles conjoints autour d’intervalles de quarte. Après la succession d’anabases et de catabases des airs précédents, nous voilà installés dans une direction horizontale sans contrastes brusques. Les cordes à l’unisson apportent moelleux et douceur. Ornements et notes de passage posent des couleurs charmantes. Nous sommes arrivés au port: et cela tombe bien, car c’est exactement l’idée qu’introduit le texte ! L’amour divin et la grâce ménagent un espace relationnel sûr, “in guter Hut », « sous bonne garde ».
Une douceur non exempte d’exaltation. Le début du chant en arpège sur l’invitation répétée du ténor, voix de l’espérance qui voit loin: “Seht, Seht, Seht” (“Voyez!”) sont une montée de sève qui portent à l’émerveillement. Si la ligne de chant se déploie à la sixte avec les cordes, dans une douceur mélodique toute sylvestre, de petites disjointures délicieuses s’y glissent pour rappeler le chemin parcouru.
Pour la première fois dans cette cantate, cet air développe une partie “B” contrastante, comme un dernier regard en arrière. En sol mineur, l’homorythmie des parties est interrompue, les mouvements conjoints font place à des intervalles douloureux comme des sauts de septième. Avant la petite reprise du A et de la sinfonia, ce B finit sur une abruptio: un silence qui rappelle que le don de la croix, inévitable, est aussi inexplicable, inreliable à l’expérience.
Le saviez-vous?
Notre cantate BWV 85 a un lien important avec la Passion selon Saint Jean. En effet, depuis son arrivée à Leipzig au poste de Kantor – responsable de la musique sacrée – en 1723, J.S. Bach mène un grand projet: composer 4 grands cycles de cantates, pour les quatre évangiles. Il écrira une cantate nouvelle pour chaque occasion liturgique. Chaque cycle culminera au temps pascal, avec la représentation d’une Passion tirée de l’évangile central. De ce projet colossal, nous conservons aujourd’hui deux Passions et quelques 200 cantates, dont la moitié composées en 1725, année particulièrement prolifique et importante dans la carrière de Bach. La première année aboutit à la Passion selon Saint Jean, à Pâques 1724. Suite à divers aléas, la seconde année ne sera pas celle d’un nouveau cycle : la “Saint-Jean” sera reprise dans une seconde version en 1725. La BWV 85, est elle-même probablement commencée en 1724, laissée inachevée suite à des retards divers, puis terminée en 1725.
Notre œuvre est composée pour le 2e dimanche après Pâques, dit dimanche Misericordias Domini. Le temps pascal est le sommet de l’année liturgique. Les cinquante jours qui séparent Pâques de la Pentecôte sont un temps d’initiation – appréhension de la résurrection, formation de la communauté apostolique – menant à un temps de révélation – le don de l’esprit saint, l’inauguration de la nouvelle alliance. Ce calendrier s’enracine dans celui de la tradition juive : cinquante jours après la Pâques, fête de la libération du peuple juif, la fête de Chavouot célèbre le don fait à Moïse, sur le mont Sinaï, de la Torah.
* Illustration: fresque du plafond de la chapelle du Bon Pasteur, catacombe San Callisto, Rome, milieu du IIe siècle ap. J.C.