« Tout est achevé » – « Es ist vollbracht »

Ecouter la musique ici ( début à 1h16′)/ Texte de l’air avec sa traduction ici (n°29)

Aujourd’hui, nous allons de nouveau donner notre attention à un couple récitatif-aria, les numéros 29 et 30. « Es ist vollbracht », aria d’alto avec viole de gambe obligée, intervient quelques instants avant la mort du Christ sur la croix. Dans le récitatif qui précède, on entend ces dernières paroles du Christ chez Jean: « tout est achevé », avec le double sens de « tout est fini » et de « tout est accompli ». C’est de nouveau un moment d’une intensité hors normes, et cependant, très différent de l’émotion d’hier, avec l’aria de Pierre. Ici, pas d’agitation, pas de doute: au contraire, une grande certitude, et une grande unité. Reste la sensation de l’inéluctable, du vide, et du silence. Car tout y est si volontairement dépouillé, que c’est comme si la musique se retirait, admettait qu’elle ne pouvait tout dire.

Ecoutez d’abord le récitatif (n°29) de l’Evangéliste: les mots repris dans l’aria suivant interviennent deux fois: chez l’Evangéliste, qui exprime la conscience de Jésus que « tout est accompli » : « Darnach, als Jesus wusste, dass schon alles vollbracht war ». Puis, après avoir bu le vinaigre, Jésus (basse) les énonce au discours direct: 4 syllabes, qui rappellent peut-être encore une fois cet omniprésent chiffre de la croix.

Aujourd’hui, notre méditation va prendre un format nouveau: celui d’un entretien, avec une interprète : C., qui va nous exprimer, de l’intérieur, ce que signifie pour elle d’exécuter ce morceau à la viole de gambe. Merci à elle pour son témoignage !

P: Pourquoi une viole de gambe obligée dans cet air? Certains pensent à l’influence de la musique française, et du Tombeau, notamment à cause des lignes descendantes de la mélodie. Qu’en penses-tu?

C: Je ne sais pas si l’on peut dire que Bach a précisément connu les Tombeaux de Marin Marais et le répertoire pour viole de cette époque. Il a eu des contacts avec la musique française, échangé des lettres avec Couperin. Ce que je sais en tout cas, c’est que la viole de gambe était déjà un instrument qui laissait place progressivement au violoncelle, en Allemagne à cette époque. La viole obligée, chez Bach, c’est convoquer un passé révolu. Il en découle une nostalgie, la sensation de quelque chose qui a disparu. Je crois que le timbre l’intéresse aussi beaucoup. La viole est un instrument intime, cela va avec l’introspection, l’intériorité de ce qui est exprimé. Ici, c’est une douleur très intérieure.

P: Quelles sont les difficultés techniques pour la viole dans cet air?

C. : Jouer cet air, c’est comme marcher sur une ligne de crête.  Il faut réussir à faire chanter la viole (sans paroles…), et à assurer la continuité du souffle (transmis par l’archet). Pourtant, Bach propose dans cet air un discours malmené, parsemé d’obstacles: rythmes surpointés à la française, grands intervalles expressifs… A l’intérieur de cette ligne de chant, il est important de faire ressortir les contrastes entre notes fortes et faibles, notes douloureuses ou paisibles…

P: La viole a aussi une fonction d’accompagnement dans le continuo. Quel effet cela fait-il de passer au statut de soliste à ce moment de l’oeuvre?

C: Cela dépend du choix du chef, et si l’on a joué beaucoup avant ou pas, parfois du violoncelle, avant de passer à la viole. Cela dépend du nombre de musiciens dans l’orchestre. On joue aussi avant, dans les basses, parfois beaucoup, parfois moins, mais c’est toujours un marathon, car il ne faut pas se “refroidir”, et l’œuvre est longue !… Au niveau du son, c’est une sensation très particulière. Pendant une heure et demie de musique très intense, on participe au son de l’orchestre, à quelque chose d’énorme, de collectif: et puis, tout à coup, on est tout seul. Toute l’attention se tourne vers le violiste. [rires]. Il faut “sortir” un son personnel, remplir quelque chose, occuper une place très particulière et être à un très haut niveau d’expression.

P: Justement, quelle est pour toi l’expression propre à cet air?

C: Eh bien, c’est très déroutant, justement. Pour exprimer, il ne suffit pas de ressentir: il faut pouvoir manifester son émotion physiquement! Mais, dans cet air, il y a énormément de contraintes. C’est sur le fil ! En plus, le texte exprime, de façon très forte, la résignation, la fin de quelque chose: mais la ligne de viole est si exposée qu’il faut “donner” beaucoup: on ne peut pas du tout être résigné, relâché ! Il faut trouver sa place dans ce combat des énergies.

Il y a beaucoup de choses qui sont déjà exprimées dans la ligne elle-même. C’est le combat des contraires: d’abord, la ligne mélodique descend, et la trajectoire n’est jamais directe. C’est comme des boucles. Ensuite, au contraire, elle monte, jusqu’à des sauts d’intervalles terribles: sixte, puis septième avec l’appogiature, douloureuse. Et après ces sommets, on sent que la descente est un apaisement, un relâchement physique de toute cette tension accumulée.

Je ne sais pas si c’était dans l’intention de Bach, mais c’est un air qui, pour le violiste, littéralement, « prend le souffle ». On a la sensation que cela ne s’arrête jamais.

P: Tu parlais aussi d’un dépouillement, d’un vide?

C: Oui, en fait “Es ist vollbracht” arrive peu de temps après une turba très agitée, avec des lignes de basse virtuoses, un tutti très vigoureux. Souvent, le chef réduit beaucoup le continuo à cet endroit: dans la version que tu as choisie, il y a juste le théorbe et une contrebasse, sans clavier; parfois, on garde l’orgue aussi. Mais, ce qui est sûr, c’est que jusque là dans la Passion, on a beaucoup travaillé sur la matière : et là, on travaille sur le silence. On attaque dans le silence. La viole a des périodes très courtes, avec une fin suspendue dans l’aigu. Pour la petite reprise à la fin, il faut laisser un vrai vide, avant de reprendre: c’est difficile, alors qu’on est tendu à l’extrême ! Les violistes considèrent l’autre air pour viole obligée dans la Saint Matthieu comme très difficile aussi. Là, c’est l’inverse: il faut réussir à créer une ligne, quand tout est détaché, pointé, et avec un accord toutes les trois notes! Mais c’est plus évident dans un sens, car il y a un endroit clair où diriger son énergie.

P: Je pense aussi au chanteur: après la partie B en stile concitato, où Jésus est préfiguré comme un guerrier vainqueur de la mort, il y a cette cadence suspendue, le silence, dont tu parles, et il redit, comme le Christ, dans le silence, ces quatre mots: « Es ist vollbracht ». C’est un moment terrible.

C: Oui, finalement, ce passage propose beaucoup de fragilité. Il y a la basse, aussi, qui est très “nue” ! Et pourtant, elle soutient tout en réalité: il faut que les levées soient très souples, pour s’adapter aux dessus, et en même temps, il faut que cela avance très régulièrement, sinon on ne se retrouve pas. C’est comme des battements de cœur. Il faut trouver un rythme collectif très organique, une sorte d’avancée inexorable: alors qu’il n’y a pas beaucoup de repères pour ça.

P: Moi, j’aime énormément l’interprétation de Lucile Richardot. J’aime son timbre, déjà, plus proche d’une voix d’alto masculin; les couleurs qu’elle crée, les nuances sur les notes tenues. Les nuances expressives à la viole, aussi; le côté très « à la française » des levées à la basse, la sensation d’une avancée progressive, discrète. J’aime aussi le tissu clair, sans orgue, qui fait entendre de magnifiques dissonances, comme l’attaque sur « Es », à 1’00…

C: Oui, c’est un mode de jeu qui fait sortir des choses. Dans cet air, le travail du son, de la viole et de l’ensemble sont très importants. C’est comme de tirer un fil. Il faut créer du continu tout en sculptant chaque note : c’est fascinant !

Versions

Pour terminer, je vous propose différentes versions à écouter (cliquez sur le lien): quelle sera votre préférée?

une version plus ancienne, avec Christophe Coin à la viole, et un alto enfant, comme prévu à l’origine.

Avec la Netherlands Bach Society

Au disque: le Ricercar Consort et Philippe Pierlot à la viole de gambe, chez Mirare.

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