Reposez en paix- Ruth wohl

Pour écouter la musique, cliquer ici (1h39)/ Le texte et la traduction ici (n°38 à 40)

Choeur final

Le contrat de Bach, en tant que Cantor de Leipzig, précisait que les oeuvres qu’il avait à écrire étaient bien des oeuvres de piété, et non des oeuvres théâtrâles: « dont le carac­tère ne serait pas celui d’un opéra, mais inci­te­rait plu­tôt l’audi­teur à une plus grande piété » (wel­che heraus­kom­men opern­haft nicht, son­dern die Zuhörer viel­mehr zu Andacht auf­mun­tere). » L’homme de cour qu’il avait été auparavant effrayait-il les édiles de Leipzig? Quelles difficultés eut Bach pour faire jouer ses Passions comme il l’entendait? Quelle réception eurent-elles? Toujours est-il qu’elles ont beaucoup d’une oeuvre théâtrâme, et, particulièrement dans des passages comme celui-ci, beaucoup d’un oratorio très opératique, ou d’un « opéra liturgique ».

« Ruht wohl » est un chœur final d’opéra. Il répond nettement au premier choeur de l’oeuvre (1/7), mais, à l’inverse, ici, rien ne se contredit. Rassemblant l’ensemble des effectifs, il synthétise tout en mettant de la distance avec ce qui précède, dans un climat d’apaisement, préparant la retour au réel, qui sera assuré par le choral. Sur une carrure de danse, le menuet, en forme rondeau, et de nature globalement homophonique (exécution collective, tout le monde joue et chante ensemble) quelques passages fugués exceptés, avec une mélodie très dessinée et lyrique, il a tout du « style galant » en développement. Ce type d’écriture est rare chez Bach: on peut noter cependant que le finale de la Saint Mathieu est de ton très similaire.

Après une traversée d’une intensité à la limite du soutenable, il y a dans ce chœur quelque chose qui nous met tous d’accord, le retour à un chant commun. Portés par les instruments et la rythmique ternaire – entrée imposante du chiffre 3, probable annonce de l’harmonie trinitaire retrouvée – nous sommes comme nous-mêmes « pris dans les bras » de cet ensemble musical majestueux. On peut se rappeler de notre tout premier schéma: « Ruht wohl » est pensé comme notre porte de sortie vers la lumière, la paix et le salut. Cette porte est le tombeau qui,

Macht mir den Himmel auf und schließt die Hölle zu.
Ouvre le ciel pour moi et referme l’enfer.

La Pesanteur et la Grâce

C’est pour moi, vraiment , « la pesanteur et la grâce ». Je vois avant tout, comme souvent chez Bach, un geste, une mise en mouvement. Galant, certainement. Les levées données par la danse suggèrent la douceur d’un geste d’adieu, d’une caresse, d’un fleur déposée. Le premier motif égrenne deux délicats arpège descendant – sixte et quarte du IV, puis septième en 6/5 du V, amenant doucement à la tonique. La grande envolée de sixte suivie d’une guirlande descendante, ouvre vers les ciel, puis redescend vers la terre, rappelant les larmes. Des appels et réponses aux extrêmes des voix donnent l’ampleur du théâtre. Mouvements descendants et ascendants s’alternent: les basses alternent de même, descente dans les profondeurs terrestres, et remontées sur une tension chromatique. Extériorité et intériorité. Dans la grande forme, aussi, avec un premier A, instruments, puis chœur , le B au petit chœur qui vient éclairer le sens de cet au-revoir collectif, puis l’ample reprise qui donne ce sentiment d’élargissement universel qui répond à celui du premier choeur (cf 1/7).

Le A contient en lui-même quatre itérations de la partie a, sorte de refrain, chaque fois modifié et amplifié. En lui-même, la première partie du choeur est donc une montée de sève, qui nous fait monter constamment en intensité, et en émotion. Par exemple, après la première symphonie instrumentale, le chœur commence d’abord dans le medium: les sopranes laissent le motif mélodique aux instruments de dessus, et ne le reprendront littéralement qu’à la quatrième itération du A. Ces procédés « techniques » de gradation produisent un effet très sensible.Je vois une foule qui se rassemble, de plus en plus nombreuse, de plus en plus consciente, autour de cette mise au tombeau. Comme la liturgie de Noël nous invite à venir contempler l’Enfant, ici, nous sommes collectivement invités à rejoindre cette contemplation infinie du mystère de la mort, et à nous y associer.

Berceuse

Ruht wohl, ihr heiligen Gebeine,
Reposez bien, vous, membres sacrés,

Le texte, comme le caractère, de ce chœur, est une berceuse. L’association de la mort et du sommeil est tout à fait typique de la musique et de l’esthétique allemande en général. Je me souviens, lors de masterclasses sur la musique de Schütz, de l’association de cette idée à la réalité de la guerre de Trente ans, conflit européen meurtrier qui laissa l’Europe, et l’Allemage, exsangues: pas une famille sans deuil, pas une église sans musiciens décimés. Schütz, lui-même durement frappé par le deuil, et dépourvu de ses moyens habituels, composait alors de la musique pour les effectifs les plus variés. Le sommeil, c’est le repos des souffrances. La mort amie revêt ce visage. On retrouve cette idée jusque dans le romantisme allemand et probablement au-delà, et en musique dans toute l’esthétique du lied -par exemple, Litanei, de Schubert (« Vous, toutes les âmes, reposez en paix ») que vous pouvez aussi écouter ici.

Ce dernier mouvement de la Passion est bien la berceuse du Christ mort. Dans l’iconographie, cette image est aussi assez prégnante. Le corps du Christ porté au tombeau, redonné à son entourage, ressemble à un corps abandonné au sommeil. Regardez le délicat relâchement des bras portés par Marie-Madeleine sur cette mise au tombeau de Giotto. La Piétà porte ce mystère du retour à la Nativité, de l’abandon du corps mort de l’homme entre les bras de sa mère, à nouveau né dans la mort. C’est un corps dont on prend soin, qu’on parfume, qu’on enveloppe, comme le décrit l’Evangéliste dans le récitatif.

On peut s’étonner, malgré tout, d’une fin si peu dramatique. Ne faudrait-il pas, au contraire, nous maintenir en éveil, plutôt que de nous endormir, après cette déchirure illustrée par la Passion? Mais ce repos est un repos après les larmes, un repos d’expérience, qui annonce notre propre mort. On le sent dans cette gravité de la danse, du caractère, de la tonalité de sol mineur:

Die ich nun weiter nicht beweine,
Maintenant je ne pleurerai plus pour vous
Ruht wohl und bringt auch mich zur Ruh!
Reposez bien et apportez à moi aussi la paix !

Choral

Selon les différentes versions, deux chorals différents peuvent clore l’exécution de la PSJ. On se souvient que le choral est le retour à l’existence de la communauté, du présent humain ici et maintenant. Celui que vous pouvez entendre dans l’extrait que j’ai choisi prolonge, de façon très humaine et touchante, l’espérance de la résurrection à nos existences particulières et individuelles, dans un stile antico très travaillé qui m’évoque une miniature naïve et simple:

Ach Herr, lass dein lieb Engelein
Ah, Seigneur,laisse ton cher petit ange
Am letzten End die Seele mein
À ma fin dernière amener mon âme
In Abrahams Schoß tragen,
Au sein d’Abraham.
Den Leib in seim Schlafkämmerlein
Laisse mon corps, dans sa petite chambre à coucher
Gar sanft ohn eigne Qual und Pein
Tout doucement, sans douleur ou tourment,
Ruhn bis am jüngsten Tage!
Reposer jusqu’au dernier jour !
Alsdenn vom Tod erwecke mich,
En ce jour réveille-moi de la mort,
Dass meine Augen sehen dich
Pour que mes yeux puissent te voir
In aller Freud, o Gottes Sohn,
En toute joie, ô fils de Dieu,
Mein Heiland und Genadenthron!
Mon Sauveur et trône de grâce !
Herr Jesu Christ, erhöre mich,
Seigneur Jésus Christ, écoute-moi,
Ich will dich preisen ewiglich!
Je te prierai éternellement !

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