Ouverture – « Herr, unser herrscher »

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Prélude à une architecture théologique

« Architecture théologique »: voilà qui décrit assez bien les Passions, et plus généralement l’oeuvre gigantesque des cantates de Bach. A l’apogée de sa carrière, pendant 27 années, la plus longue période de son activité musicale, et jusqu’à sa mort (1723- 1750) il élabore à Leipzig une somme musicale et théologique monumentale, . Dans cette véritable orfèvrerie hebdomadaire des cantates, son projet initial est d’enchâsser, au zénith de chaque année liturgique -le temps pascal -un joyau: un oratorio monumental, une Passion. Une trajectoire musicale Ad Majorem Dei Gloriam, pour la plus grande gloire de Dieu – A.M.D.G. est une signature manuscrite de Bach . La Passion selon Saint Jean est le premier de ces joyaux, exécutée pour la première fois lors des Vêpres du Vendredi Saint de l’année 1724, première année de son service à Leipzig.

Durant ces sept journées avec la Passion selon Saint Jean (PSJ) adoptons le langage de l’architecture, de la géométrie dans l’espace, et du mouvement. Nous nous intéresserons, de manière générale, à la représentation de la communauté humaine dans cette Passion, dans ses différents états.

La Porte de la Passion

« Herr, unser Herrscher » est l’Ouverture de la Passion. Dans la liturgie chrétienne, la Semaine Sainte s’ouvre le dimanche des Rameaux, avec la première lecture de la Passion: et c’est aussi le jour où l’on ouvre solennellement les portes de l’église. C’est le jour où le Christ fait son entrée à Jérusalem. Bref, une pièce d’ouverture pour une Passion, pour un homme de symboles et de foi comme Bach, est, à l’évidence, une Porte à pousser.

Si nous nous représentons une structure classique de portail d’église, nous obtenons le schéma ci-dessous. L’arche représente l’oeuvre dans son ensemble. On divise par une ligne verticale la porte en deux battants. Au-dessus, un tympan (frise) horizontal. L’ensemble forme une croix. L’Ouverture est le battant de gauche, et le battant de droite »Ruht Wohl », dernier choeur de la PSJ, sur lequel nous finirons ce cycle de 7 jours.

Ce schéma qui n’a l’air de rien, nous invite à une méditation sur le sens de cette ouverture si frappante. Comme un lieu de mémoire, la grande architecture de la PSJ nous entraîne, physiologiquement, dans une trajectoire signifiante, de la Mort au Salut. Ajoutons à notre dessin quelques éléments issus de l’architecture courante des portails d’églises romans, et nous pouvons voir ceci:

Durch dein Gefängnis est le centre de la PSJ, choral délivrant la clé de l’oeuvre: la Croix est la Libération de l’homme. La Sortie correspond à Ruht Wolh, envoi vers une mort apaisée.

Ou encore, avec un écho dans le même Evangile selon Saint Jean:

Nous voilà devant l’ouverture de cette trajectoire mémorielle, symbolique, de la Passion. Intéressons-nous maintenant aux lignes de force musicales.

Pousser, Tirer, Frapper

Ce que vit Jésus dans la Passion peut se traduire par ces verbes de mouvement. L’Ouverture qui nous intéresse met en jeu ces mouvements de manière sidérante. Les résultats sont physiologiques: chair de poule, respiration coupée, compression dans la poitrine. Regardons quelques éléments.

Pousser: la ligne inexorable du Destin

La ligne de basse, entourée de rouge, déroule une pédale de sol (une seule note répétée): les notes terrestres (ground, sol) et implacables sont complétées par le bariolage des cordes, dessinant une vague dynamique complémentaire. Qui peut évoquer le frémissement de la vie au sein de l’épreuve inévitable. (Manuscrit autographe de 1739, première page)

Tirer: notes longues à l’aigu

Les flûtes et les hautbois, à l’aigu, produisent des chaînes de « retards » en notes longues liées. Ces notes aigües et perçantes, qui créent des dissonances (voir ci-dessous), donnent l’impression de « tirer », de déchirer. (Manuscrit autographe de 1739, première page)

Coups et cris: Dissonances

En musique classique occidentale, on raisonne en opposant « Consonances » et « Dissonances ». Dans un premier temps, la musique, surtout spirituelle, ne veut démontrer que la Consonnance, considérée comme le reflet de l’Harmonie Universelle (musica mundana). On a alors le schéma suivant, le geste du compositeur, universel et impersonnel, désignant l’harmonie du créé:

La dissonance, en revanche, rapproche des réalités hétérogènes. On pourrait définir la dissonance par le rapprochement de deux composants harmoniques du son trop éloignés pour être associés dans la mémoire de notre oreille. L’introduction d’un corps étranger. Le geste du compositeur est alors très visible. Un geste humain,violent. La dissonance produit des battements acoustiques, ressentis physiquement. La dissonance appuyée, est une clé de la musique expressive, dite « baroque ». L’aventure spirituelle devient aventure de l’homme incarné, sujet à la souffrance.

« Herr, unser herrscher » est une véritable cascade de dissonances. Elles surgissent, dans le tissu musical, comme des fulgurances verticales. Avec l’entrée du chœur, elles deviendront des cris, des plaies. La sonorité peu policée du « ê » très ouvert, dans des surgissements d’accords brefs et fortissimo, ajoute au drame.

Les bandes rouges désignent les dissonances, la bande verte, un moment de résolution , dans cette première page. La pédale, générant des harmonies complexes, a pour effet de créer un tissu généralement dissonant.

Humanité crucifiée

Notre fil rouge de la semaine, pour méditer sur la PSJ, est la représentation de la communauté humaine dans cette oeuvre. Ici, nous avons une représentation de la communauté humaine universelle. C’est l’univers entier qui est convoqué au spectacle de son désastre, « Pour tous les pays, pour tous les temps », sur le support d’un texte que je suppose élaboré par Bach lui-même en prologue du texte sacré:

Herr, unser Herrscher/ dessen Ruhm In allen Landen herrlich ist !/ Zeig uns durch deine Passion/ Daß du, der wahre Gottessohn/ Zu aller Zeit, Auch in der größten Niedrigkeit,Verherrlicht worden bist !Christ, notre maître, dont la renommée Domine en tous pays !Montre-nous, par ta Passion/Que toi, le vrai Fils de Dieu / Pour tous les temps / Jusque dans le plus grand abaissement/ Tu a été glorifié.

Le mouvement ressenti, physiquement, directions contradictoires et sa fatalité, est déjà une crucifixion. L’auditeur accompagnera le Christ dans sa Passion. La croix que nous portons, la responsabilité collective, essentielle, de ce sacrifice. Le désir de l’humanité, déposer ce tourment de la Faute, trouver une issue à cette douleur insupportable. Les flèches dissonantes de l’harmonie (cf ci-dessus) sont autant de coups ressentis, autant de coups vers nous dirigés; les exclamations du chœur, autant de cris de souffrance par l’humanité poussés, devant l’Insoutenable – préfigurant le grand cri du Christ en croix, « Eli, Eli, Lema Sabachthani » (« Mon Dieu, Mon Dieu, Pourquoi m’as-tu abandonné »?, Evangile selon Saint Matthieu)

Pour conclure…

Nous sommes, avec cette Ouverture, au plus haut degré de l’expressivité. La temporalité en est également exceptionnelle, avec une forme à reprise qui nous replonge la tête sous l’eau, alors que nous nous croyions tirés d’affaire. Ce format de grand Tutti orchestre et chœur, avec ampleur de matériau maximal, ne reviendra pas avant la fin de l’oeuvre. Différents points de vue sur la communauté des hommes seront explorés, que nous verrons les jours suivants.

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