Ecce Homo: Jésus, Pilate et la foule

Ecouter la musique

Le texte

Après notre le chœur d’introduction écouté hier (1/7), j’ai choisi pour cette deuxième journée la scène de condamnation finale de Jésus à la croix (21a-21g). Après avoir fait flageller Jésus une première fois, Pilate sort de nouveau et s’adresse à la foule pour débattre de son supplice. C’est une scène d’action, qui met en scène les grandes forces dramatiques de la Passion:

  • un récitatif « principal », fil conducteur de l’oeuvre: le discours de l’Evangéliste (ténor) témoin et narrateur de l’action
  • des récitatifs dialogués entre les personnages de l’histoire: ici, Pilate et Jésus (2 basses )
  • les chœurs de foule, ou turbae (en latin: la foule en tant qu’élément désorganisé, et donc dangereux). Dans la PSJ, ces choeurs sont très théâtraux chœur+ orchestre en tutti, des interventions brèves et théâtrales, représentant les groupes humains de l’histoire. Dans cette scène, ce sont les soldats romains, puis les juifs et les prêtres.

Le texte de ce passage est très fidèle au texte original de l’évangile de Jean, XIX, 2. Il est difficile d’écouter ce passage sans avoir le texte sous les yeux et pouvoir le comprendre: je vous invite donc à suivre la musique avec le livret traduit de l’allemand ici (n° 21a jusqu’à 21g).

Acteurs et témoins

L’Évangéliste

Par rapport à notre choeur d’hier, tourné vers l’universel, l’Evangéliste est un témoin individué. Il s’exprime dans le langage musical propre à l’opéra, du récitatif. Mode de chant visant à faire ressortir le texte avant tout, il est basé sur les accents toniques du texte. Son rôle est de montrer (Zeig uns…rappelez-vous, ou lisez plus bas !) le récit de la Passion.

Ecoutez cependant comme il est loin d’être un témoin effacé, dans cette scène. Sa voix de ténor, qui sera dévolue au Christ dans la Saint Mathieu, le distingue facilement des autres. Chacune de ses interventions fait l’effet d’un mini-coup-de-théâtre, avec une modulation abrupte. Et enfin, son récitatif se teinte bien souvent d’expressivité/ Ecoutez le portrait du Christ souffrant et humilié qu’il fait à 1’16, oscillant entre grave et aigu, peuplé de dissonances douloureuses. C’est comme si la parole nue ne suffisait plus: la voix ne peut plus que lamenter. Ce trait d’écriture, plaçant le récitatif à la frange de l’arioso, se retrouvera beaucoup dans la Passion Selon Saint Matthieu.

Pilate

Le Christ devant Pilate, Duccio di Buoninsegna, XIVe siècle, Sienne

L’intervention de Pilate dans le récit de la Passion et plus généralement dans le récit chrétien est très intéressante. Il est cité comme marqueur de l’historicité du Christ dans le Credo de Nicée-Constantinople. Il est donc associé au Christ comme marqueur de son incarnation historique. Au moment de la Passion, il est, plus précisément, la figure de l’autorité et du pouvoir humain, la figure du Monde en tant qu’organisation politique, parallèlement à l’organisation de la communauté juive. Il fait sortir, si l’on veut, l’histoire de Jésus de celle d’anecdote communautaire à celle d’événement universel.

Et c’est bien son premier rôle dans la scène, en effet: celui de montrer Jésus: Sehet, ich führe ihn heraus zu euch, dass ihr erkennet,
Voyez, je vous l’amène dehors, pour que vous reconnaissiez
dass ich keine Schuld an ihm finde.
que je ne trouve aucune faute en lui.

Par ailleurs, l’évangile de Jean l’humanise beaucoup: chez Matthieu, se lavant les mains, il nous semble peut-être plus retors; ici, il dialogue « en privé » avec Jésus. Musicalement, les deux hommes dialoguent de la même voix de basse: deux autorités se rencontrent. L’homme cultivé et fin qu’est Pilate apprécie visiblement son interlocuteur. Le monde du pouvoir, de la culture, de la philosophie, le pouvoir temporel – de même nature que celui des docteurs et pharisiens – est, à travers lui, représenté comme attiré par le pouvoir spirituel de Jésus, par sa royauté spirituelle. Pilate est amené au doute, presque au bord de la foi:

Da Pilatus das Wort hörete, fürchtet’ er sich noch mehr
Quand Pilate entendit ces mots, il devint plus inquiet
und ging wieder hinein in das Richthaus und spricht zu Jesu:
et il rentra dans le prétoire et dit à Jésus :
Von wannen bist du?
D’où es-tu ?

Il se fait lui même témoin de la grandeur humaine de Jésus. C’est l’Ecce homo, phrase si célèbre, et propre à l’Évangile de Jean, lorsque la crucifixion devient inévitable. Une phrase à double sens, puisque Jésus revendique précisément sa nature divine. Dans la traduction de la Bible de Luther employée par Bach, ce moment est encore une occasion de voir:

Sehet, welch ein Mensch!
Voyez, quel homme !

Or, on s’en souvient (voir article précédent, 1/7), la demande formulée par le chœur d’introduction de la Passion est précisément de voir:

Zeig uns durch deine Passion,
Montre-nous, par ta passion,
Dass du, der wahre Gottessohn,
Que toi, le vrai fils de Dieu,
Zu aller Zeit,
À toute heure,
Auch in der größten Niedrigkeit,
Même dans la plus grande humiliation,
Verherrlicht worden bist!
Tu es glorifié !

Sur ce chemin de contemplation et de conversion, Pilate joue donc un rôle très important.

Les turbae

Les chœurs de foule, ou turbae, sont très nombreux au moment de la condamnation de Jésus. Le texte de l’Évangile lui-même le suggère, avec de nombreuses répliques au discours direct.

La turba est un mot très fort: c’est le cauchemar du romain, et Pilate le premier. La civilisation romaine est une civilisation d’ordre. La turba, c’est en réalité la fin de toute société humaine constituée: on pourrait dire, la « sauvagerie » ou le « chaos ». Dans notre erxtrait, on en entend trois:

  • Les Romains qui viennent de flageller Jésus et l’escortent, déguisé en roi de pacotille;
  • La foule réclamant la crucifixion;
  • la foule « législative », rappelant la loi juive (docteurs?) interdisant la peine de mort

Musicalement, ces trois moments font appel à la technique du fugato: des entrées décalées en canon, formant une superposition croissante et un « effet de propagation » très efficace. Trois moments très brefs, sembables techniquement, mais très différents: le premier, sur un motif de quinte ascendante, sonneries instrumentales à l’appui, parodie la pompe royale ; le second, tissant des motifs de 4 mesures (chiffre de la croix), mêle à de sombres chromatismes l’agressivité consonantique du mot Kreuzige, effet amplifié par un fugato au débit de plus en plus précipité; dans le dernier, enfin, le fugato sert un effet parodique, d’une ironie extrême, amplifié par le texte qui souligne le mot Gesetz, la loi. Le mot « dem » (« cette loi, la nôtre ») est accentué par de pointilleuses syncopes:

Wir haben ein Gesetz, und nach dem Gesetz soll er sterben;
Nous avons une loi, et selon cette loi il doit mourir ;
denn er hat sich selbst zu Gottes Sohn gemacht.
car il s’est fait lui-même fils de Dieu.

la succession rapide et le changement de climat non moins rapides de ces trois brèves, mais frappantes, interventions du chœur, produisent un effet moral certain: comment se fier à une foule qui, par essence, manifeste une cohésion qui n’a pas d’assise, une communication d’opinion mécanique (fugato), ainsi qu’une totale versatilité d’humeur? Ces chœurs sont comme des instantanés, sans fin véritable, ou en queue de poisson, des « coups de sonde » dans une houle toujours changeante.

Enfin, Bach, dans ces turbae, nous désigne évidemment à la mémoire le chœur d’entrée (cf 1/7). Avec le même effectif grandiose du chœur allié à l’orchestre, c’est maintenant la versatilité des groupes humains prenant part à l histoire du Christ qui est démontrée. Ce sont ces mêmes foules, ensuite rassemblées et converties à la foi, qui contempleront le désastre. On a ici comme un miroir dystopique de l’humanité historique, sujette à la faute avant de se ressaisir dans le regard de la foi.

Ecce homo: méditation sur le bouc émissaire

Je vous propose, pour prolonger l’écoute de ce passage, une méditation d’un extrait de Guerre et Paix, de Tolstoï.

Alors que les troupes de Napoléon s’apprêtent à entrer dans Moscou, une foule de population, n’ayant pas pu fuir, contrairement à la noblesse, prend d’assaut le palais du gouverneur Rostoptchine, qui les a encouragé à rester par de rassurantes proclamations.

« Quand les temps sont calmes, tout administrateur se figure que la vie de la population qui lui est confiée dépend uniquement de ses soins, et c’est principalement dans la conscience qu’il a de son rôle indispensable qu’il trouve la récompense de son travail, de ses efforts. Tant que l’océan de l’histoire demeure paisible, on comprend que l’administrateur-pilote qui, dans son frêle esquif, s’appuie de la gaffe à l’énorme vaisseau de l’Etat et bouge avec lui, puisse croire que le vaisseau avance grâce à ses efforts. Mais il suffit que le vent se lève, que l’océan devienne houleux, entraînant le vaisseau, et il n’est plus possible de se tromper: le vaisseau poursuit sa course imposante, indépendante, la gaffe ne l’atteint plus, et le pilote passe soudain de la situation du chef, source de toute énergie, à celle d’un pauvre homme faible et inutile.

C’est cela qu’éprouvait Rostoptchine, et c’est cela qui l’irritait.

Le maître de police, celui qu’avait poursuivi la foule, entra dans le cabinet en même temps que l’aide de camp […] Tous deux étaient pâles; le maître de police rendit compte de sa mission et prévint le gouverneur qu’une foule immense avait envahi la cour et voulait le voir. […] On entendait le grondement des voix à travers les fenêtres fermées.

[…]Il se tenait devant la porte du balcon et considérait la foule. « Voilà ce qu’ils ont fait de la Russie, voilà ce qu’ils m’ont fait, à moi ! » songeait Rostoptchine, sentant monter en lui une colère irrépressible contre quelqu’un, ce quelqu’un à qui l’on pouvait attribuer tout ce qui se passait. […] « la voilà, la populace, la lie du peuple, se dit-il en regardant la foule, la plèbe qu’ils ont soulevée par leur sottise. Il leur faut une victime » […]Et cela lui vint à l’esprit parce que lui-même avait besoin d’une victime, parce que sa colère se cherchait un objet. »

Rostoptchine fait amener un condamné politique, Vérechtchaguine.

Faisant tinter ses chaînes, le jeune homme monta péniblement la marche, passa son doigt dans le col de sa pelisse qui le serrait, tourna deux fois son long cou, et poussant un soupir, croisa sur son ventre d’un geste résigné ses mains fines, des mains qui n’avaient pas l’habitude du travail. Tandis qu’il prenait place sur la marche, il y eut un silence de quelques secondes, troublé seulement par des toussotements, des chuchotements, des raclements de pieds dans les derniers rangs de la foule qui convergeait vers un seul point […]

_ Mes enfants, dit-il [Rostoptchine] d »une voix sonore, métallique. Cet homme, Vérechtchaguine, est le scélérat qui a causé la perte de Moscou.

Le jeune homme au touloupe de renard se tenait un peu courbé, dans une attitude résignée, les mains croisées sur son ventre. Son maigre visage accablé que défigurait son crâne rasé, était baissé. Aux premières paroles du comte, il redressa lentement la tête et le regarda de bas en haut comme s’il voulait lui dire quelque chose ou rencontrer du moins ses yeux. Mais Rostoptchine ne le regardait pas. Une veine bleuit et se tendit comme une corde derrière l’oreille, sur le cou du jeune homme, et soudain son visage rougit.

Tous les yeux convergeaient vers lui. Il regarda la foule et comme encouragé par l’expression qu’il lisait sur le visage de tous ces gens, il eut un sourire timide et triste et baissant de nouveau la tête, il se remit d’aplomb sur la marche.

[…] – Faites-vous justice vous-mêmes! Je vous le donne !

La foule se taisait, mais se tassait de plus en plus. Se tenir ainsi serrés les uns contre les autres, respirer cet air empoisonné, ne pas pouvoir remuer et attendre quelque chose d’inconnu, d’incompréhensible et de terrible , devenait intolérable. […]

Entendant non pas les paroles mais les sons de la voix furieuse de Rostoptchine, la foule poussa une sorte de gémissement et s’avança, mais s’arrêta aussitôt.

_ Comte, proféra soudain la voix timide et en même temps théâtrale de Vérechtchaguine dans le silence qui était de nouveau tombé, comte, Dieu seul voit…- il redressa la tête et la grosse veine de son cou frêle se gonfla de nouveau de sang, et le rouge envahit rapidement son visage pour l’abandnner aussitôt.

Il n’acheva pas ce qu’il voulait dire.

– Frappez-le ! Je l’ordonne ! hurla Rostoptchine.[…]

Une nouvelle vague, plus forte encore, courut à travers la foule et parvenue aux premiers rangs les secoua et les porta, chancelants, jusqu’aux marches du perron. Le grand gaillard, le visage pétrifié, le bras dressé, se tenait à présent aux côtés de Vérechtchaguine.

– Frappe ! commanda presque dans un murmure l’officier de dragons;

Et un des soldats, le visage crispé de fureur, frappa la tête de Vérechtchaguine du plat de son sabre.

-Ah ! s’exclama Vérechtchaguine surpris, et il se retourna comme pour voir pourquoi on lui faisait cela. La même exclamation de surprise et d’épouvante retentit dans la foule. « Seigneur !  » fit une voix apitoyée.

Mais, après cette exclamation de surprise, Vérechtchaguine laissa échapper un cri plaintif de douleur, et ce cri le perdit. La foule tendue à l’extrême rompit brusquement le barrage des sentiments qui la retenait jusqu’alors. Le crime amorcé devait nécessairement s’achever. Le rugissement menaçant de la foule submergea le cri plaintif. Pareille à cette septième et dernière vague qui brise les vaisseaux, une vague irrésistible monta du fond de la foule, emporta les premiers rangs, les culbuta et engloutit tout. »

Guerre et Paix, Livre III, troisième partie, XXV

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