Pierre, un chemin de conscience individuelle:

« Ach, mein Sinn »

Ecouter la musique ici (avec une minute de la scène dialoguée du Reniement), ou bien l’air uniquement, ici

Aria, gros plan sur l’âme

Notre écoute d’aujourd’hui, après les trois précédentes, passe du plan général, collectif, au plan individuel, et même, au plus personnel de l’individu. L’aria soliste, dans la Passion, c’est le moment de l’âme, de la vie intérieure, du rapport intime à Dieu. J’ai choisi celle qui suit le Reniement de Pierre, car c’est un moment exceptionnel dans l’oeuvre, aussi bien d’ailleurs que dans la Saint Mathieu (« Erbarme dich »). Je l’ai choisie également car on y voit aussi une intervention très personnelle de Bach: développant cette scène beaucoup plus que dans l’Évangile original, il y ajoute un passage de l’Évangile de Mathieu: celui, justement, où Pierre, au chant du coq, prend conscience de son acte et « pleure amèrement ». C’est sur ce passage musical que nous allons nous arrêter.

De l’innocence …

Pierre est un focus majeur de toute la première partie de la Passion, qui s’achève avec son air, « Ach mein Sinn ». Vous vous souvenez que la Passion, en deux parties, est séparée par un prêche, au cours de l’office des Vêpres du Vendredi Saint (voir article 1/7). Après à peine une demi-heure de musique, nous sommes déjà à un niveau de sens et de tension formidables. C’est un moment très intense.

Pierre apparaît dès le début de l’oeuvre (n°4), lorsqu’il tranche l’oreille du serviteur du grand-prêtre. Puis, il suit Jésus de loin et se fait le témoin des épisodes suivants. Il a alors un premier air, « Ich folge dir », chanté par un soprano, qui exprime – de façon frappante à ce moment déjà si grave- la pure confiance et la joie de l’ami et du disciple, dans un joyeux passepied accompagné par la flûte. Pendant le procès de Jésus chez Anne, puis chez Caïphe, Bach utilise un procédé dramatique très cinématographique: il alterne les scènes du procès avec les scènes entre Pierre et les serviteurs. Pierre est désigné comme témoin oculaire et privilégié de la scène. Selon Gardiner, (Musique au château du ciel, voir plus bas) on entend même dans l’orchestre un motif de tremblement qui lui serait associé pendant la scène.

Vous pouvez écouter cette première peinture du personnage, avec le merveilleux air de soprano – toujours la voix de l’âme aimante et confiante – ici

…à la conscience

Dans la première interprétation musicale que je vous proposais (Suzuki), on entend une interprétation tourmentée, vigoureuse. Je vous propose de la comparer avec une interprétation plus majestueuse, plus proche peut-être de la sarabande que de la chaconne: la vidéo propose une partition, et vous pourrez ainsi vous imprégner à nouveau de l’air: écouter

Voici le texte:

Ach, mein Sinn,
Hélas, mon esprit,
Wo willt du endlich hin,
Où iras-tu,
Wo soll ich mich erquicken?
Où trouverai-je un rafraîchissement ?
Bleib ich hier,
Devrais-je rester ici,
Oder wünsch ich mir
Ou devais-je souhaiter
Berg und Hügel auf den Rücken?
Que les montagnes et les collines soient derrière moi ?
Bei der Welt ist gar kein Rat,
Dans tout le monde il n’y a pas d’aide,
Und im Herzen
Et dans mon cœur
Stehn die Schmerzen
Demeure l’élancement
Meiner Missetat,
De mon méfait,
Weil der Knecht den Herrn verleugnet hat.
Puisque le serviteur a renié le Seigneur.

Il y a beaucoup à dire musicalement sur cet air splendide, une des plus dramatiques de la Passion. Sur le plan de l’expressivité, comme de la technique, elle est si opératique et si difficile – notamment en tessiture, et en phrasé, avec les fins dans l’aigu de la deuxième partie, qu’elle fait regarder largement au-delà de Mozart. Pré-romantique peut-être, visionnaire sans doute, c’est un haut moment du drame de l’introspection. Cette ampleur dramatique est annoncée par l’accompagnement de l’orchestre à cordes au complet. La tonalité exceptionnelle de fa dièse mineure, dissonante en elle-même, renforce le spectaculaire.

Pierre, après le reniement, accède à la conscience. Comme Caïn dans la Genèse, cette conscience le met en mouvement, le pousse à se cacher: « Ach mein Sinn » est l’aria de l’errance, d’une course effrenée qui ne connaît pas sa direction. Ce mouvement est traduit rythmiquement par les rythmes pointés ou surpointés, le motif de tremblement en doubles croches. Quand j’écoute cet air, je pense souvent au magnifique monologue de Dona Prouhèze dans le Soulier de Satin, lorsqu’elle dépose son soulier au pied de la Vierge pour prévenir son adultère:

Mais quand j’essayerai de m’élancer vers le mal, que ce soit avec un pied boiteux ! La barrière que vous avez mise, Quand je voudrai la franchir, que ce soit avec une aile rognée ! –

Le Soulier de Satin, Première journée, scène V

En effet, comme elle, Pierre pécheur est quelqu’un qui ne cesse de trébucher, de boiter. La carrure de chaconne utilisée pour cet air implique en effet un accent sur le deuxième temps de la mesure. Cette forme de la danse va permettre à Bach de la bousculer, et de heurter notamment le découpage des mots (périodisation). Par exemple, le premier mot est un cri, le cri de celui qui réalise (« Ach ! ») et la force de cette exclamation crée un contre-accent sur le premier temps de la mesure. On entend ce contre-accent dès le début, dans l’introduction instrumentale. L’accent naturel de la danse, sur le deuxième temps, vient donc sur le mot « mein ». C’est moi, ma faute, qui est en cause. Voilà la conscience.

Identification

La clef de cette scène, la raison de son expressivité bouleversante, est dans l’identification qu’elle permet de notre conscience à la conscience de Pierre, via l’Evangéliste, qui chante, le plus souvent, cet air. Je laisse ici la parole à John Eliot Gardiner, dans sa magnifique monographie consacrée à Bach, Musique au château du ciel:

« Et alors, en insérant à cet endroit le récit des larmes de Pierre tiré de Matthieu, Bach abandonne toute objectivité, avec un changement provisoire à la fois dans la perspective et l’identité du narrateur. Pour Pierre, la douleur de la trahison et le rappel qu’il n’est pas l' »être cher » sont insoutenables. Bach construit un mélisme qui change de tonalité tous les deux temps et semble ne jamais se stabiliser, si bien que la détresse se perpétue elle-même.[…] En concert, quand le ténor soliste qui chante l’Evangéliste chante aussi l’air qui suit (ce qui était du reste peut-être l’intention de Bach) le sentiment d’identité double – Pierre et le spectateur chrétien (autrement dit, nous) – est ainsi intensifié, surtout lorsqu’il évoque  » die Schmerzen meinen Missetat », les douleurs de mes fautes. « 

Enfin, Gardiner cite un passage des commentaires de la Bible de Calov, soulignés de la main de Bach dans son exemplaire personnel, qui nous est parvenu:

« Le plus grand et le meilleur apôtre, Pierre, tombe plus honteusement que les autres, et pourtant s’en remet. Si je devais décrire ou dépeindre Pierre, j’écrirais sur chaque cheveu de son crâne « pardon des péchés », car il est un exemple de cet article de foi – le pardon des péchés. C’est ainsi que les Évangélistes le peignent, car nulle section de toute l’histoire de la Passion n’est écrite en tant de mots que la chute de Pierre.

Après cette méditation, redescendons sur terre avec la cadence finale sur pédale, qui nous y dépose délicatement.

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