Bete aber auch dabei – 2e air

La cantate BWV 115 est une cantate du temps ordinaire, centrée sur la vie du croyant. Cantate dite « de choral », elle développe tout au long le texte d’un choral introductif, qui invite à une dynamique de transformation individuelle. L’exhortation fondamentale se concentre sur deux impératifs: rester éveillé (Wachen) et prier (Beten). La vigilance spirituelle, thème fréquent dans la Bible, est le sujet de nombreux enseignements et paraboles du Christ,  comme la fameuse parabole des jeunes sages et des jeunes folles (Matthieu, 25), où le référentiel impliqué est le salut, et le jugement (discernement) face au salut proposé. Le texte du livret, et le premier air de la cantate, air de sommeil, m’oriente ici vers un sous-texte référant à un épisode de la Passion, la veille du Christ au Mont des Oliviers (Matthieu, 26, 36-41). Jésus y invite les disciples à ne pas dormir, mais à veiller et prier avec lui.

Nous allons écouter plus en détail le deuxième air de la cantate, « Bete aber auch dabei » (Prie aussi). Si on l’écoute en pensant à la scène de Gethsemani, il invite à s’associer à la prière du Christ au moment d’un vacillement ultime – et peut-être, aussi, nous le verrons, d’éprouver le bouleversement de Pierre, figure universelle du croyant dans une relation blessée à son propre sauveur. Un traitement musical chambriste et intensément pathétique révèle, en perspective de cette cantate, la Passion selon Saint Matthieu, dont J.S. Bach formait alors sans doute les premiers éléments dans le laboratoire du temps ordinaire, en ce mois de novembre 1724. C’est un air que l’on oublie pas, de ceux qui marquent dans l’oeuvre de J.S. Bach.

Pour en profiter, je vous conseille d’écouter avec texte et traduction sous les yeux. Vous les trouverez en cliquant sur ce lien.

Véritable bijou de musique de chambre, cet air est écrit pour un quatuor: flûte, violoncelle piccolo*, soprano et basse continue. Le duo instrumental de la flûte et du violoncelle piccolo contribue à son climat particulièrement émouvant. Après un premier air d’alto solennel et à la texture « épaisse », leur caractère léger et lumineux sourd est comme une lumière dans la nuit. Leur dialogue, aérien et virevoltant, peut suggérer le dialogue du priant avec Dieu, et, pourquoi pas, celle du Christ avec la présence divine virevoltante représentée parfois dans les tableaux de Gethsemani – voir le tableau de Mantegna. Leur ligne forme une guirlande descendante jalonnée d’appogiatures. L’articulation de deux en deux à l’archet au violoncelle piccolo souligne leur caractère: c’est une peinture, toute baroque, des larmes.

Le caractère intensément pathétique de l’air est soutenu tout au long par la tonalité douloureuse de si mineur (celle de la Messe en Si), et une basse en valeurs brèves pointillée de silences: on parle de figures de suspiratio. Elles miment le trop-plein émotionnel : un diaphragme haut, les poumons à court d’air, les sanglots. Puis, cette basse ne cesse de moduler: ien que dans la sinfonia introductive, on voyage de si mineur, à fa mineur, mi mineur, ré mineur, la mineur, Ré Majeur, avant de revenir à si mineur. Cette écriture renforce à l’écoute l’impression d’une errance, que ce qui est cherché n’est pas trouvé.

Dans le texte du chant et son expression, on peut retrouver quelque chose du regard de Pierre du Reniement, le croyant désirant et impuissant à la fois. Cet air se place à un endroit dramaturgique comparable aux grands airs de Passion comme le célèbre Erbarme Dich. Il témoigne d’une relation empreinte d’échec,  mais regardée sans violence, avec une espérance et une tristesse déchirante. Après un soupir, sur le contretemps, le premier motif vocal arrive comme une surprise, une nouveauté dans son dépouillement: une simple broderie, suspendue sur la sensible du mode, non résolue. La voix est liée étroitement lié au mot isolé “Bete”- « Prie » : la suite du texte n’arrivera que bien plus tard. L’émotion progresse par la répétition du motif, en modulation de plus en plus haute, jusqu’à l’aigu.

Tout au long de la ligne vocale, la dynamique ascendante et la dynamique descendante alternent: désir/élan succèdent à l’échec et aux larmes, ce qui crée pour l’auditeur une émotion très particulière, sur le fil. Par exemple, sur les mots “mitten in dem Wachen”, un nouveau motif, en arpège de sixte et une note tenue marque l’effort du sujet pour se maintenir dans la dynamique descendante, avant de connaître une nouvelle chute.

Un autre effet marquant de cet air est la continuité homogène entre la partie A et la partie B. Au lieu d’une deuxième partie B contrastante, familière aux airs da capo de Bach, l’auditeur trouve ici une seule musique continue, le plongeant dans une sorte de transe non délimitée. Les mots mêmes semblent se mêler: le B commence par le mot « Bitte », sur le même motif que le « Bete » du A. « Bitte » est, dans la syntaxe, un impératif – « Supplie ». Mais, isolé, l’espace d’un instant, n’entend-on pas un bouleversant « S’il-te-plaît », en adresse directe à la première personne du singulier? L’ambigüité a beau se dissiper par la suite, l’auditeur reste associé à cette demande formulée dans l’intimité du soliste, et la porte avec lui.

Dans le B de l’air – à partir de « Bitte » – le texte et les émotions se développent. Ecoutons la phrase musicale qui porte les mots : “bei der grossen Schuld, deinem Richer um Geduld, soll er dich von Sünden frei und gereitnigt machen” – pour ta lourde faute, (supplie) ton juge dans sa miséricorde, pour qu’il te rendre libre du péché et te mette à neuf. Deux notes répétées sur le mot “Richter”, qui évoquent l’implacabilité du jugement, sont aussitôt contredites par le coulé tendre sur la deuxième syllabe de “Geduld” – la miséricorde. Le Juge dépeint ici ne saurait faire autre chose que tendre la main, dans le même mouvement que celui des larmes entendues dans le A (« dabei »). Vient ensuite l’idée de libération. Sur les mots « Von Sunden Frei », tandis que le violoncelle piccolo rappelle le motif de la veille, la mélodie du chant chute sur une sixte, puis d’un brusque saut de 7e Majeur ascendant exprime le grand désir de liberté. Suivent plusieurs énonciations du même duo saut/chute, avant un grand sursaut final: une note tenue- sur une dissonance – sur le mot « gereinigt », avant un arpège de sixte montante, dernier sursaut de volonté, qui s’achève en suspens sur le mot « machen ». Ce verbe est aussi le premier mot du choral qui donne son nom à la cantate entière. Un temps de silence – abruptio – précède la reprise da capo. Contrairement au premier air où la reprise se fait comme étouffante, c’est ici une proposition d’approfondir encore l’émotion, de se laisser toucher encore davantage par cette danse délicate du désir et du regret, de la chute et de l’espérance.

Le saviez-vous?

Le violoncelle piccolo est un “chaînon manquant” de l’orchestre. Avec sa caisse plus petite, et parfois cinq cordes, il couvre une tessiture intermédiaire entre les basses et les alti, comme la quinte de violon de Lully. Serait-il l’illustration du Christ lui-même, intermédiaire entre terre et ciels, ou le bon pasteur qui, de ses constants allers et retours,  rassemble le troupeau?  Gardiner semble aller dans ce sens, quand il écrit, au sujet de la cantate BWV 85 : “Avec cette sonorité de mantra, tout agneau se sentirait protégé en toute confiance de l’ennemi – fût-il loup, renard, ou humain.” ( J.E. Gardiner, Musique au château du ciel, p. 419.)

* Illustration: La prière au Jardin des Oliviers, anonyme – inspiré d’Andrea Mantegna – Tours, Musée des Beaux-Arts.

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